17

 

 

 

Reith et Traz, chacun enveloppé dans une cape grise, franchirent la chaussée qui reliait l’île au continent et ils entrèrent dans la cité des Dirdir, Heï, par une large et élégante avenue dont le revêtement blanc crissait sous le pied. De part et d’autre se dressaient des tours fuselées, pourpres ou écarlates ; celles de métal gris ou argenté étaient concentrées plus au nord, derrière la Boîte de Verre. Cette artère conduisait à proximité d’un pylône écarlate de trente mètres de haut s’élevant au milieu d’une esplanade sablée où étaient disposés une dizaine d’objets de pierre polie. Des œuvres d’art ? Des fétiches ? Des trophées ? Aucun moyen de le deviner. Trois Dirdir étaient debout sur un socle circulaire de marbre blanc en face du pylône, et ce fut la première fois que Reith vit une Dirdir femelle. Elle était plus petite et paraissait moins élastique, moins souple que le mâle. La tête s’évasait davantage vers le haut et la région correspondant au menton était effilée. Son teint, un peu plus foncé, était d’un gris blafard ombré d’une imperceptible touche de mauve. Le couple contemplait un jeune mâle qui avait la moitié de la taille de l’adulte. De temps en temps, les aigrettes phosphorescentes des trois Dirdir frémissaient et se tendaient vers tel ou tel bloc de roche polie, activité que Reith ne cherchait même pas à comprendre. Il observait le trio avec un dégoût mêlé d’une pointe d’admiration qu’il n’éprouvait qu’à son corps défendant et il ne pouvait s’empêcher de songer aux « mystères ».

 

Anacho lui avait expliqué quelque temps auparavant les mœurs sexuelles des Dirdir :

— Les faits se ramènent essentiellement à ceci : il y a douze variétés d’organes sexuels mâles et quatorze d’organes sexuels féminins. Seules un certain nombre de conjonctions sont possibles. Par exemple, le mâle de type un est compatible avec les femelles de type cinq et neuf à l’exclusion de toute autre. La femelle de type cinq s’associe uniquement avec le mâle de type un, mais celle de type neuf possède un organe moins étroitement spécialisé et est compatible avec les mâles de type un, onze et douze. Le système est d’une complexité fantastique. Chaque variété mâle et femelle possède un nom spécifique et des attributs théoriques qui ne sont que très rarement réalisés – pour autant que le type auquel appartient l’individu demeure secret. Tels sont les « mystères » des Dirdir. Si le type d’un individu est révélé, l’intéressé est censé se conformer aux attributs théoriques de ce type, quels que soient ses penchants personnels. Il est peu fréquent qu’il s’y résolve et cela le place dans une situation constamment embarrassante. Comme tu peux l’imaginer, une procédure aussi compliquée requiert énormément d’attention et une grosse dépense d’énergie. C’est peut-être aussi parce que cet état de choses a pour effet de dissocier les Dirdir, de les obséder et de les obliger à dissimuler, qu’ils ne sont pas parvenus à envahir les autres mondes de l’espace.

— Stupéfiant ! avait murmuré Reith. Mais si les types sexuels sont secrets et généralement incompatibles entre eux, comment les Dirdir s’y prennent-ils pour s’accoupler et se reproduire ?

— Il existe plusieurs procédés : le mariage d’essai, les « assemblées des ténèbres », comme on les appelle, et les préavis anonymes. On tourne la difficulté. (Anacho avait ménagé une pause avant de poursuivre délicatement :) Il est à peine besoin de préciser que les Hommes-Dirdir et les Femmes-Dirdir de basse caste, n’ayant ni « noble divinité » ni « secrets », sont considérés comme des créatures déficientes et quelque peu grossières.

— Hum… Pourquoi cette précision : « Hommes-Dirdir de basse caste ? » Qu’en est-il des Immaculés ?

Anacho avait toussoté.

— Les Immaculés pallient à cet opprobre en recourant à des interventions chirurgicales subtiles. Ils ont le droit de se modifier afin de se conformer à une variété sexuelle qu’ils choisissent entre huit. Ils ont ainsi accès aux « secrets » et sont admis à porter le Bleu et Rose.

— Et pour s’accoupler ?

— C’est plus difficile. En fait, la méthode est une ingénieuse contrepartie de celle des Dirdir. Chaque variété peut se conjuguer avec tout au plus deux variétés du sexe opposé.

Il avait été impossible à Reith de réprimer plus longtemps son hilarité et Anacho l’avait regardé d’un air à la fois hargneux et lugubre.

— Et toi ? avait alors demandé le Terrien. Jusqu’où as-tu été ?

— Pas assez loin. Pour un certain nombre de raisons, je portais le Bleu et Rose sans pouvoir exciper du « secret » exigé. J’ai été déclaré hors la loi et atavique. Telle était ma situation lorsque nous nous sommes rencontrés.

— Voilà un crime bien singulier, avait conclu Reith.

 

Et maintenant Anacho détalait pour sauver sa peau à travers un décor reproduisant le paysage de la planète Sibol…

L’artère menant à la Boîte de Verre s’élargit encore, comme si l’on avait voulu qu’elle fût à l’échelle de l’immense construction. Tous ceux qui en foulaient le blanc revêtement râpeux – Dirdir, Hommes-Dirdir, travailleurs vêtus de gris – avaient quelque chose d’artificiel, d’irréel comme les personnages que l’on place dans une perspective classique pour les exercices d’architecture. Ils avançaient sans regarder ni à droite ni à gauche et sans plus prêter attention à Reith et à Traz que si tous deux avaient été invisibles.

De toutes parts se hérissaient les tours écarlates et pourpres ; devant, écrasant les autres bâtiments de toute sa masse, se dressait la Boîte de Verre, et Reith commençait d’éprouver une espèce d’étouffement intellectuel. Il y avait antinomie entre les fruits de la technologie dirdir et la psyché humaine. Pour s’accommoder d’un semblable environnement, l’homme était finalement contraint de renier son héritage et d’accepter la conception dirdir de l’univers. Autrement dit, devenir un Homme-Dirdir.

Ils arrivèrent à la hauteur de deux personnages comme eux empaquetés dans une cape grise à capuchon.

— Nous aimerions vous demander un renseignement, les interpella Reith. Nous voulons visiter la Boîte de Verre mais nous ignorons la marche à suivre.

Les deux hommes toisèrent le Terrien d’un air indécis. C’étaient le père et le fils : ils étaient chétifs l’un et l’autre, avaient une tête ronde, une petite bedaine, des membres grêles.

— Il n’y a qu’à suivre les rampes grises, nasilla le plus âgé. C’est tout.

— Vous vous rendez également à la Boîte de Verre ?

— Oui. Il y a une chasse hors série à midi… un Homme-Dirdir qui est un grand scélérat… et peut-être y aura-t-il un dépeçage.

— Nous ne le savions pas. Qui est cet Homme-Dirdir ?

Ses interlocuteurs dévisagèrent Reith avec méfiance – une méfiance sans doute fille d’une irrésolution congénitale.

— Un renégat et un blasphémateur. Nous sommes balayeurs à l’usine n°4 et ce sont les Hommes-Dirdir eux-mêmes qui nous ont informés.

— Vous allez souvent à la Boîte de Verre ?

— Assez souvent, répondit le père avec concision.

Son fils se montra plus disert :

— Les Hommes-Dirdir l’autorisent et c’est gratuit.

— Viens ! Il faut nous dépêcher, dit le vieux.

Reith reprit :

— Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, nous allons vous accompagner pour profiter de votre expérience.

Le père acquiesça sans beaucoup d’enthousiasme.

— Nous ne voulons pas arriver en retard.

Et, enfonçant la tête dans leurs épaules, ce qui était l’attitude caractéristique des ouvriers de Sivishe, les deux indigènes se remirent en marche. Reith et Traz, imitant leur allure pesante, leur emboîtèrent le pas.

Les parois de verre les surplombaient, semblables à des falaises vitrifiées où filtrait ici et là un reflet rougeâtre. Des rampes et des escalators, dont la couleur – pourpre, écarlate, mauve, blanc ou gris – correspondait à un code, permettaient d’accéder à des niveaux différents. Les rampes grises conduisaient à la galerie la plus basse – elle n’était qu’à une trentaine de mètres du sol. Ce fut celles-là que Traz et Reith empruntèrent, mêlés à une foule d’hommes, de femmes et d’enfants. Ils s’engouffrèrent dans un tunnel nauséabond et, après avoir fait de nombreux détours, émergèrent soudain à la lumière. Ils dominaient une étendue de terrain d’aspect peu engageant qu’éclairaient a giorno dix soleils miniatures. Il y avait de petites éminences escarpées, des vallonnements, des fourrés épineux ocre, roux, jaunes, marron pâle ou d’un blanc crayeux. Derrière une mare saumâtre, un bouquet de plantes coriaces et blêmes ressemblant à des cactus. Un peu plus loin, une forêt d’aiguilles dont la blancheur était celle des ossements, de la même forme et de la même taille que les tours résidentielles des Dirdir. Cette analogie, songea Reith, n’était certainement pas une coïncidence : de toute évidence, sur Sibol les Dirdir habitaient des arbres creux.

Anacho errait quelque part au milieu de ces promontoires et de ces taillis, craignant pour sa vie et regrettant amèrement le coup de tête qui l’avait conduit à entreprendre le voyage de Sivishe. Mais il était invisible. En fait, il n’y avait nulle trace ni d’hommes ni de Dirdir et le Terrien fit part de son étonnement à ses deux guides.

— Pour le moment, c’est un temps mort, lui expliqua le père. Tu vois cette colline, là-bas ? Et celle qui se trouve plus au nord ? Ce sont les camps de base. Pendant la période calme, les proies se réfugient dans l’un ou l’autre de ces camps. Voyons… où est mon programme ?

— C’est moi qui l’ai, dit le fils. Le temps mort va encore durer une heure. Le gibier est sur la colline la plus proche.

— Nous sommes bien arrivés. En vertu des règles de ce cycle particulier, il va y avoir dans une heure une période d’obscurité de quatorze minutes. À ce moment, la colline sud deviendra territoire de traque et les proies devront rejoindre la colline nord, qui sera alors déclarée terrain d’asile. Je m’étonne que, avec un criminel aussi notoire, il n’y ait pas Compétition.

— Le programme a été établi la semaine dernière et la capture de l’Homme-Dirdir ne date que d’hier, répliqua le fils.

— Nous aurons quand même sans doute le privilège d’assister à une démonstration de bonne tenue technique et il y aura peut-être du dépeçage.

— Ainsi, l’arène sera obscurcie dans une heure ?

— Pour une durée de quatorze minutes. La chasse commencera alors.

Reith et Traz se tournèrent vers la galerie extérieure, vers le paysage de Tschaï qui leur paraissait maintenant assombri. Leur capuchon tiré sur la figure, les épaules voûtées, ils redescendirent la rampe. Une fois en bas, le Terrien regarda dans toutes les directions. Des travailleurs engoncés dans leurs houppelandes gravissaient pesamment la rampe grise. Les Hommes-Dirdir utilisaient les blanches et les Dirdir les escalators mauves, écarlates et pourpres conduisant aux galeries supérieures.

Reith se dirigea vers le mur de verre gris et, s’accroupissant, feignit de remettre sa botte tandis que Traz, debout devant lui, faisait écran. Il sortit de sa sacoche un pot de battarache auquel était fixé un système d’horlogerie, régla soigneusement un cadran, poussa un levier et déposa la bombe derrière un arbuste, contre le mur de verre.

Personne ne lui prêtait attention. Il arma de la même façon la seconde bombe à retardement, la remit dans la sacoche et confia celle-ci à Traz.

— Tu sais ce que tu dois faire.

Le jeune nomade prit la sacoche à contrecœur.

— Ton plan peut réussir mais vous n’en sortirez certainement pas vivants, Anacho et toi.

Reith affecta de penser que, pour une fois, Traz se trompait. Pour lui donner courage – et s’encourager lui aussi.

— Quand tu auras lancé la bombe, il faudra faire vite. Juste en face, n’oublie pas. Il n’y aura pas beaucoup de temps. Rendez-vous à l’entrepôt de l’astronef.

Traz se détourna, dissimulant sa figure dans les plis de son capuchon.

— Entendu, Adam Reith.

— Toutefois, au cas où quelque chose irait de travers, prends l’argent et disparais aussi vite que tu le pourras.

— Au revoir.

— Maintenant, hâte-toi.

Reith suivit des yeux la silhouette grise qui s’éloignait, longeant la Boîte de Verre. Il poussa un profond soupir. Il n’avait guère de temps et il fallait qu’il passe à l’action sur-le-champ : si l’obscurcissement intervenait avant qu’il n’ait localisé Anacho, tous ces efforts, tous ces risques auraient été vains.

Il escalada de nouveau la rampe grise, franchit le passage et émergea dans la clarté éblouissante de Sibol. Après avoir scruté le décor et minutieusement enregistré les points de repère, il avança en direction de la colline sud. Par là, il y avait moins de monde, les spectateurs tendant à s’agglutiner soit au milieu du cirque, soit au nord. Il alla se poster à côté d’un pilier de soutènement et regarda tout autour de lui. Personne dans un rayon de soixante mètres. Au-dessus, les promenoirs étaient vides. Il sortit de sous sa cape un rouleau de corde fine, passa celle-ci autour du pilier et lança les deux bouts dans le vide. Après un dernier regard à la ronde, il enjamba la balustrade et descendit en rappel.

Cela ne passa pas inaperçu. Des visages blafards se penchaient, stupéfaits, mais Reith ne s’en souciait pas. Il avait cessé d’appartenir au même univers que tous ces gens : il était une proie. Il récupéra sa corde et, tout en la réenroulant, il s’élança au pas de course en direction de la colline sud à travers les hérissements des taillis, bondissant par-dessus des saillants de grès et des silex couleur de café.

Il atteignit le pied de la colline sans avoir aperçu ni chasseurs ni gibier. Les premiers devaient à présent se mettre en position selon les impératifs tactiques et les proies se cachaient à la base de l’éminence en se demandant comment rallier le sanctuaire de la colline nord dans les meilleures conditions possibles. Soudain, Reith se trouva face à face avec un jeune Gris tapi dans l’ombre d’un bouquet d’espèces de bambous blancs. Chaussé de sandales, un pagne ceint autour de la taille, il était armé d’un gourdin et d’une épine de cactus en guise de poignard.

— Où est l’Homme-Dirdir que l’on vient de jeter dans l’arène ? lui demanda le Terrien.

Le Gris secoua la tête d’un air indifférent.

— Il y en a peut-être un de l’autre côté de la colline. Ne reste pas là. Tu crées des remous de noirceur avec ta cape. Ote-la. La peau est le meilleur camouflage. Ne sais-tu pas que les Dirdir observent tous tes mouvements ?

Reith reprit sa course. Il avisa deux vieillards entièrement nus, aux muscles bosselés et aux cheveux blancs, figés comme des fantômes. Il leur cria :

— Avez-vous remarqué un Homme-Dirdir dans les parages ?

— Peut-être qu’il est plus loin. Va-t’en avec ta cape sombre !

Le Terrien escalada une saillie de grès et appela :

— Anacho !

Mais il n’y eut pas de réponse. Il consulta sa montre. Dans dix minutes, l’obscurité tomberait sur l’arène. Il fouilla du regard le flanc de la colline sud et distingua quelque chose qui bougeait : c’étaient des hommes qui sortaient en courant d’un taillis. Apparemment, sa cape indisposait les gens. Il s’en défit et la mit sous son bras.

Un peu plus loin, il tomba sur quatre hommes et une femme recroquevillés au fond d’un creux. On aurait dit des bêtes traquées et ils ne répondirent pas à ses questions. Alors, il grimpa vers le sommet pour avoir une meilleure vue d’ensemble et appela de nouveau :

— Anacho !

Une silhouette enveloppée dans une tunique blanche se retourna et Reith en vacilla de soulagement. Ses genoux devinrent soudain mous et les larmes lui montèrent aux yeux.

— Anacho !

— Que fais-tu ici ?

— Vite ! Par là… Nous allons nous évader.

Anacho le dévisagea avec ahurissement.

— Personne ne s’évade de la Boîte de Verre.

— Viens ! Tu verras…

— Pas par là ! s’exclama l’Homme-Dirdir d’une voix rauque. C’est la colline nord qui est la sécurité ! La chasse s’ouvrira quand viendront les ténèbres !

— Je sais, je sais ! Nous n’avons guère de temps. Viens ! Il faut trouver un endroit où se mettre à l’abri de l’autre côté. Et être prêt !

Anacho leva les bras au ciel.

— Tu dois être au courant de quelque chose que j’ignore.

Et tous deux s’élancèrent dans la direction par où Reith était venu. Tout en se hâtant vers le versant ouest de la colline sud, le Terrien exposa son plan à son compagnon d’une voix haletante.

— Tu as fait tout cela… pour moi ? s’enquit l’Homme-Dirdir quand il se fut tu. Et tu es descendu dans l’arène ?

Sa voix était blanche.

— La question n’est pas là. Il est capital que nous soyons à proximité de ce bouquet de hautes hampes blanches. Où pourrons-nous nous cacher ?

— À l’intérieur du fourré. C’est une cachette qui en vaut une autre. Regarde les chasseurs ! Ils prennent position. Il leur est interdit de s’approcher à moins de huit cents mètres tant qu’il fait clair. Nous sommes presque à la limite du sanctuaire. Ces quatre-là nous guettent !

— L’obscurité va tomber dans quelques secondes. Nous allons procéder de la façon suivante : d’abord, foncer en direction de l’ouest – destination : ce tertre. Lorsque nous y serons, nous rejoindrons ce groupe de cactus bruns et contournerons l’arête sud. Recommandation importante : il ne faut pas nous séparer !

Anacho eut un geste de découragement :

— Comment l’éviter ? Nous ne pourrons pas crier : les chasseurs nous entendraient.

Reith lui mit l’extrémité de sa corde dans la main.

— Ne la lâche pas. Et si, par hasard, nous étions quand même séparés, rendez-vous à l’ouest de ce taillis de plantes jaunes.

Ils attendirent les ténèbres. Les jeunes Dirdir, entre lesquels s’interposaient par endroits des chasseurs plus expérimentés, prenaient place à la périphérie du territoire de traque. Reith se tourna vers l’est. Par une illusion d’optique due à la qualité de la lumière et à la composition de l’atmosphère, l’espace semblait s’étendre à l’infini et il fallait que le Terrien fît un effort d’attention pour distinguer le mur.

L’obscurité tomba. Les lumières pâlirent, rougeoyèrent, vacillèrent et moururent. Au nord brillait une unique lueur pourpre qui servait de point de repère mais ne dégageait pas de rayonnement. Les ténèbres étaient totales. La chasse avait commencé. Au nord s’élevèrent les cris de guerre des Dirdir – hululements et sifflements qui vous glaçaient le sang dans les veines.

Reith et Anacho se mirent en marche en direction de l’ouest. De temps en temps, ils faisaient halte pour écouter dans les ténèbres. Soudain, un sinistre cliquetis métallique retentit à leur droite. Ils se figèrent sur place. Le cliquetis s’éloigna, accompagné d’un sourd martèlement. Ils atteignirent le mamelon qu’ils avaient repéré et continuèrent d’avancer vers le bouquet de cactus. Il y avait quelque chose tout près et ils s’arrêtèrent, les sens aux aguets. Le quelque chose leur parut en faire autant – ce fut en tout cas l’impression que leur transmettaient leurs oreilles ou leurs nerfs tendus qui sondaient la nuit.

Un cri repris en chœur éclata, qui allait du grave à l’aigu. Un second lui succéda. Puis un troisième.

— L’appel de chasse des clans, expliqua Anacho dans un souffle. C’est un rite traditionnel. Tous les membres des tribus présentes vont maintenant donner de la voix.

Le hurlement, qui tombait de la voûte, se tut et, d’un bout à l’autre de l’arène, s’élevèrent les réponses. Elles étaient fantomatiques dans le noir. Anacho donna un coup de coude à Reith.

— Nous pouvons nous déplacer pendant qu’ils répondent. Viens !

Ils se ruèrent en avant à longues foulées ; leurs pieds étaient aussi sensibles que des yeux. Les clameurs des chasseurs s’estompèrent au loin et le silence s’appesantit de nouveau sur la réserve. À un moment donné, le pied de Reith heurta un fragment de rocher qui roula à grand bruit. Le Terrien et son compagnon se pétrifièrent, l’angoisse au cœur, grinçant des dents, mais il n’y eut pas de réaction et ils se remirent en marche. Ils lançaient leurs jambes en avant en tâtonnant dans l’espoir de sentir les cactus, mais il n’y avait rien que le sol rugueux et le vide. Reith commençait à craindre qu’ils aient raté le refuge. Quand la lumière reviendrait, ils seraient alors exposés aux regards de tous les chasseurs, de tout le public… Il y avait sept minutes que les ténèbres régnaient, selon ses calculs. Il fallait qu’ils atteignent la lisière du fourré de cactus dans une minute tout au plus.

Un bruit de course… Quelqu’un – sans doute un homme – détala à moins de dix mètres d’eux. Quelques instants plus tard, d’autres sons parvinrent à leurs oreilles : un piétinement sourd, des sifflements stridents, un cliquetis d’armes. Peu à peu, le silence retomba.

Et ce furent les cactus, enfin.

— Par le sud, murmura Reith. On se met à quatre pattes et on s’enfonce à l’intérieur du bouquet.

Ils plongèrent au milieu des plantes coriaces dont les piquants acérés les égratignaient.

— Ils rallument !

L’obscurité se dissipait lentement, simulant le lever du soleil sur Sibol : d’abord une lueur grise et blafarde, puis l’éclat éblouissant du jour.

Ils regardèrent tout autour d’eux. Les cactus constituaient une bonne cachette et il ne semblait pas y avoir de danger immédiat bien que, à moins de cent mètres, trois jeunes Dirdir, la tête dressée, fouillassent le terrain du regard, guettant la fuite du gibier. Reith jeta un coup d’œil à sa montre. Plus que quinze minutes – si Traz n’avait pas eu de contretemps, s’il avait réussi à atteindre le mur opposé de la Boîte de Verre.

La forêt de hampes blanches était à quelque quatre cents mètres des fugitifs. Quatre cents mètres de terrain peu accidenté. Le Terrien songea que ces mètres-là étaient les plus longs qu’il aurait jamais parcourus de toute son existence.

Anacho et lui se faufilaient en rampant à travers les cactus en direction de la face nord du fourré.

— Les chasseurs restent à peu près une heure au centre du terrain, fit l’Homme-Dirdir, pour retarder la progression de leurs proies vers le nord. Ensuite, ils avancent vers le sud.

Reith lui passa un pistolet à énergie, glissa le sien dans sa ceinture et se mit à genoux. Il décela un mouvement à deux cents mètres mais il était impossible de savoir s’il s’agissait d’un Dirdir ou d’une proie. Soudain, Anacho le força à se plaquer au sol. Derrière le taillis surgit un groupe d’Immaculés. Ils avançaient au petit trot. Leurs mains étaient munies de griffes artificielles et les aigrettes de leurs faux nimbes ondulaient au-dessus de leurs crânes blancs et miroitants. Reith sentit son ventre se nouer et il dut prendre sur lui pour ne pas céder à son envie de les attaquer, de les abattre.

Les Hommes-Dirdir s’éloignèrent de leur démarche bondissante et ce fut un miracle si les deux fugitifs échappèrent à leur attention. Ils obliquèrent subitement vers l’est en accélérant l’allure : ils avaient repéré un gibier.

Reith consulta de nouveau sa montre. Il ne restait plus guère de temps. Il se redressa et inspecta le paysage sous tous les angles.

— Allons-y !

Tous deux sautèrent sur leurs pieds et s’élancèrent vers la forêt blanchâtre.

À mi-chemin, ils se tapirent à l’abri d’un petit fourré. Une fébrile activité régnait aux abords de la colline sud : une proie s’y était réfugiée et deux groupes de chasseurs convergeaient sur elle. Reith regarda encore l’heure. Neuf minutes… La forêt n’était qu’à une ou deux minutes, à présent. La hampe isolée qu’il avait choisie comme repère se dressait à quelques centaines de mètres à l’ouest du couvert. Ils repartirent.

Quatre chasseurs émergèrent de la forêt où ils avaient pris position pour observer les mouvements du gibier. Un étau se referma sur le cœur de Reith.

— Continuons, dit-il à Anacho. On passera de force.

L’Homme-Dirdir considéra son pistolet d’un air dubitatif.

— S’ils nous prennent les armes à la main, ils nous tortureront pendant des jours entiers. Mais comme, n’importe comment, je devais être supplicié…

Les Dirdir regardaient avec fascination Reith et Anacho qui avançaient sur eux.

— Il faut les entraîner dans la forêt, fit ce dernier à mi-voix. Les juges interviendront s’ils voient nos pistolets.

— Alors, à gauche ! Derrière ces herbes jaunes !

Au lieu d’aller à leur rencontre, les Dirdir amorcèrent un mouvement tournant et les fugitifs, dans un dernier effort, parvinrent à l’orée de la forêt. Leurs adversaires hurlèrent leur cri de bataille et se ruèrent en avant. Reith et Anacho battirent en retraite.

— C’est le moment ! s’écria le Terrien.

Tous deux empoignèrent leurs armes. Les Dirdir exhalèrent un croassement atterré. Quatre détonations claquèrent en succession rapide et les quatre chasseurs tombèrent raide morts. Aussitôt, un assourdissant et discordant hululement retentit et Anacho s’exclama avec un amer dépit :

— Les juges ont vu. Maintenant, ils vont nous tenir en observation et diriger la chasse. Nous sommes perdus !

— Il nous reste une chance, répliqua Reith avec entêtement. (Il essuya son visage ruisselant de sueur et cligna des yeux, aveuglé par la clarté éblouissante.) Dans trois minutes, si tout va bien, ce sera l’explosion. Il faut atteindre la grande hampe.

Ils traversèrent la forêt en courant. Quand ils en sortirent, ils virent des groupes de chasseurs qui approchaient à grands bonds. La clameur tombant de la voûte reprit, s’apaisa et se tut.

Et ils atteignirent leur objectif. La paroi de verre n’était qu’à une centaine de mètres. Au-dessus s’étiraient les galeries que brouillaient la lumière et les reflets ; c’était à peine si Reith était capable de distinguer les spectateurs bouche bée. Il regarda l’heure.

C’était l’instant.

Il fallait s’attendre à un certain décalage dans le temps car la Boîte avait cinq kilomètres de large. Au bout de quelques secondes, il y eut une énorme déflagration dont les échos assourdissants se répercutèrent longuement. Les lumières vacillèrent. Au loin, à l’est, elles s’éteignirent complètement. Malgré ses efforts, Reith ne pouvait se rendre compte des effets de l’explosion. Une clameur frénétique s’éleva, tombant de la voûte, venant de partout, chargée d’une fureur si sauvage que le Terrien en flageola sur ses jambes.

Anacho était moins impressionné.

— Tous les chasseurs vont faire mouvement en direction du point de rupture pour empêcher le gibier de s’enfuir, dit-il.

De fait, les Dirdir qui chargeaient firent demi-tour et s’éloignèrent à toute vitesse vers l’est.

— Attention ! fit Reith. (Il regarda sa montre.) À plat ventre !

Et ce fut la seconde explosion : un tumulte infernal qui fit chaud au cœur du Terrien, le précipita dans un état d’exaltation quasi religieuse. Des éclats de verre gris sifflaient dans l’air. Les lumières pâlirent et s’éteignirent. Devant eux se forma une échancrure semblable à une porte s’ouvrant sur une autre dimension. Une brèche large de trente mètres qui arrivait presque à la hauteur des premières galeries.

Ils se relevèrent d’un bond, parvinrent sans difficultés au mur et, laissant derrière eux l’aride Sibol, plongèrent dans la pénombre de Tschaï.

Ils détalèrent dans la vaste avenue puis, sous la direction d’Anacho, s’élancèrent en direction du nord, des usines et des tours des Hommes-Dirdir. Ils parvinrent aux quais et s’engagèrent sur la chaussée pour rallier Sivishe.

Ils s’arrêtèrent pour reprendre leur souffle.

— Le mieux est que tu ailles directement au glisseur, dit Reith à son compagnon. Tu sautes dedans et tu décolles. Tu ne seras plus en sécurité à Sivishe.

— Woudiver m’a dénoncé, rétorqua Anacho. Il agira de même pour toi.

— Pas question que je quitte Sivishe alors que l’astronef est presque terminé ! Nous trouverons un terrain d’entente, Woudiver et moi.

— Jamais ! s’exclama Anacho d’une voix lugubre. C’est la malfaisance personnifiée.

— Il ne peut parler de l’astronef sans se compromettre lui-même. Il est notre complice. C’est dans un local qui lui appartient que se fait le travail.

— Il trouvera un moyen de tout expliquer.

— Possible. Mais ce n’est pas sûr. N’importe comment tu ne peux pas rester à Sivishe. Nous nous partagerons les fonds et, après, il faut que tu disparaisses. Je n’aurai plus besoin du glisseur.

Mais Anacho s’entêtait.

— Pas si vite ! N’oublie pas que je ne fais pas l’objet d’un tsau’gsh. Qui prendra l’initiative de me débusquer ?

Reith tourna la tête vers la Boîte de Verre.

— Tu ne crois pas qu’ils fouilleront la ville pour te retrouver ?

— Les réactions des Dirdir sont imprévisibles mais je suis aussi en sécurité à Sivishe qu’en n’importe quel autre lieu. Je ne peux pas retourner à l’hôtellerie mais ils n’iront pas me chercher à l’entrepôt, à moins que Woudiver ne me dénonce de nouveau.

— Il va falloir le mater.

Anacho se contenta d’un grognement en guise de réponse et tous deux s’enfoncèrent une fois de plus dans les sordides venelles de Sivishe.

Le soleil bascula derrière les tours de Heï et l’obscurité commença d’envahir les rues déjà sombres. Reith et Anacho prirent un véhicule de transport public pour regagner le hangar. Le bureau de Woudiver était éteint. Une lumière vacillante brillait dans l’entrepôt. Les techniciens étaient rentrés chez eux. Il semblait qu’il n’y eût plus personne sur les lieux. Mais une silhouette bougea dans l’ombre.

— Traz ! s’écria Reith.

Le jeune nomade vint à sa rencontre.

— Je savais que tu reviendrais ici si tu réussissais à t’échapper !

Le nomade et l’Homme-Dirdir s’abstinrent de toute démonstration : ils se bornèrent à échanger un regard.

— Nous avons intérêt à déguerpir… et en vitesse ! reprit Traz.

— Je vais te dire ce que j’ai déjà dit à Anacho : prenez le glisseur et fuyez. Il n’y a aucune raison pour que vous restiez un jour de plus à Sivishe. C’est trop dangereux.

— Et toi ?

— Je dois tenter ma chance.

— Une faible chance compte tenu de Woudiver et de sa scélératesse.

— Je le dompterai.

— Allons donc ! s’écria Anacho. C’est impossible ! Comment contrôler une telle perversité, une haine aussi monstrueuse ? Il dépasse la raison.

Reith hocha la tête d’un air farouche.

— Il n’existe qu’un seul moyen sûr, et cela sera peut-être difficile.

— Et comment comptes-tu opérer ce miracle ? s’enquit l’Homme-Dirdir.

— Tout simplement en le forçant à venir ici, le pistolet dans les reins. S’il ne veut pas, je le tuerai. S’il vient, il sera mon prisonnier et j’exercerai sur lui une surveillance de tous les instants.

— Je serai d’accord pour être le garde du corps de ce poussah, grommela Anacho.

— Il faut agir tout de suite, dit Traz. Avant qu’il apprenne votre évasion.

— Vous n’êtes pas dans la course, vous deux. Si j’y laisse ma peau, ce sera un événement regrettable mais inévitable. Je dois courir ce risque. Mais vous, c’est autre chose. Prenez le glisseur et l’argent, et partez pendant que vous le pouvez encore !

— Je reste, dit Traz.

— Moi aussi, renchérit Anacho.

Reith eut un geste de résignation.

— Eh bien, allons chercher Woudiver.

Le Dirdir
titlepage.xhtml
Vance,Jack-[Cycle de Tschai-3]Le Dirdir(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Vance,Jack-[Cycle de Tschai-3]Le Dirdir(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Vance,Jack-[Cycle de Tschai-3]Le Dirdir(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Vance,Jack-[Cycle de Tschai-3]Le Dirdir(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Vance,Jack-[Cycle de Tschai-3]Le Dirdir(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Vance,Jack-[Cycle de Tschai-3]Le Dirdir(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Vance,Jack-[Cycle de Tschai-3]Le Dirdir(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Vance,Jack-[Cycle de Tschai-3]Le Dirdir(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Vance,Jack-[Cycle de Tschai-3]Le Dirdir(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Vance,Jack-[Cycle de Tschai-3]Le Dirdir(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Vance,Jack-[Cycle de Tschai-3]Le Dirdir(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Vance,Jack-[Cycle de Tschai-3]Le Dirdir(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Vance,Jack-[Cycle de Tschai-3]Le Dirdir(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Vance,Jack-[Cycle de Tschai-3]Le Dirdir(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Vance,Jack-[Cycle de Tschai-3]Le Dirdir(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Vance,Jack-[Cycle de Tschai-3]Le Dirdir(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Vance,Jack-[Cycle de Tschai-3]Le Dirdir(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Vance,Jack-[Cycle de Tschai-3]Le Dirdir(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Vance,Jack-[Cycle de Tschai-3]Le Dirdir(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Vance,Jack-[Cycle de Tschai-3]Le Dirdir(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Vance,Jack-[Cycle de Tschai-3]Le Dirdir(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Vance,Jack-[Cycle de Tschai-3]Le Dirdir(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Vance,Jack-[Cycle de Tschai-3]Le Dirdir(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
Vance,Jack-[Cycle de Tschai-3]Le Dirdir(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_023.html
Vance,Jack-[Cycle de Tschai-3]Le Dirdir(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_024.html